Une porte s’ouvre. Autre vie, autre histoire. Deux yeux sombres et souriants sous une tignasse noir-charbon vous font face. Du sol émane une chaleur étrange. Teinte marron… Carrelage en chocolat qu’on aimerait toucher du doigt… Désir enfantin de flagrant délice. Souvenir d’un index trempé dans la pâte à tartiner. Première rencontre avec le goût des bonnes choses. Plaisir d’une autre saveur. Force et douceur… La maison de Michela Fancello est un arc-en-ciel de couleurs chaudes. À l’image de sa Sardaigne adorée, là-bas. Là-bas où, entre terre et mer, ses parents ont trempé leur caractère. Force de la terre. Chaleur du climat. Esprit de famille. Sens de l’hospitalité.
Force… Terre… Il ne pouvait en être autrement de cette petite Sarde née le 16 mai 1968. Tandis que les étudiants hurlent encore sur les barricades, Michela pousse son premier cri à l’hôpital de Jolimont. Signe des temps, elle en gardera une attitude rebelle et révolutionnaire, «mais toujours gentille» s’empresse-t-elle de préciser. Et un goût pour les gens au caractère tridimensionnel. Les gens trop lisses, trop peu pour elle. Les amitiés à sens unique, pas d’intérêt. Il en faut du relief pour se frotter à cette dame de fer qui s’avoue vaincue aux larmes dès que l’émotion la submerge. «Je m’efforce de toujours voir les choses du bon côté.» L’un de ces bons côtés ? Sa soeur, Agnese, de quatre ans sa cadette.
Jolimont, terre d’exil.
C’est à Jolimont que les grands-parents de Michela mettront les pieds après avoir débarqué, avec armes et bagages, en 1953 à Bois-du-Luc. La mine, encore elle. Nébuleuse attractive aux profondeurs inquiétantes. Ce puits où les souvenirs se rangent aux côtés des souffrances. Son grand-père était cordonnier et musicien. Génie de l’accordéon, il animait de nombreuses fêtes de village en Sardaigne. «Ma maman, Béatrice, originaire de Lula (Est) est arrivée à l’âge de 10 ans. Elle est née en 1943. Mon papa, Stefano, est né à Dorgali (Est), en 1942. Il arrivera plus tard, à l’âge de 22 ans.»
La famille s’installe à la chaussée de Redemont, en face du GB d’Haine-Saint-Pierre. Les grands-parents de Michela y tiendront un bar fréquenté par toutes les familles italiennes des environs. Les anciens se rappelleront de Giovanni et Sebastiana. «Tout le monde y venait, les femmes, les enfants aussi. Ma grand-mère confectionnait des pizzas, des pâtes, du minestrone. Pour mon grand-père, qui avait fait les 400 coups, c’était une manière de travailler en gardant sa famille toute proche. C’était une énorme maison. Avec mes parents, on a vécu là pendant 5 ans, dans un appartement à l’emplacement de l’actuel garage Renault.»
La Jolimontoise se souvient de cette lointaine époque où elle n’hésitait pas à réveiller son grand-père aux petites heures pour lui quémander un cappuccino à la machine à café du bar. Ou quand sa soeur glissait les doigts dans la pâte à pizza avant que la nonna ne pétrisse la pâte. Flagrants délices.
L’épicerie familiale, le dernier refuge
À deux ans et demi, la petite Michela parle déjà l’italien quand elle entre à l’école, dans la classe de Mme Massin. Primaires à Jolimont, à l’Ecole Saint-Joseph, rue de la Montagne. Humanités à l’Athénée provincial, en arts plastiques. Elle se lance ensuite dans des études d’architecture. Dissuadée par ses géniteurs, elle s’entête néanmoins dans l’aventure. Une erreur. «Je n’ai aimé ni Bruxelles, ni les études. C’était à la Cambre. L’ambiance ne me plaisait pas, c’était trop conventionnel.» Elle en gardera tout de même un goût certain et un plaisir non feint pour la déco.
Après des années de dur labeur ouvrier – sa maman chez Salik à Bruxelles; son papa, comme pontier aux Usines Boël – ses parents trouvent leur bonheur dans la gestion d’une petite épicerie de produits sardes. La jeune femme les y rejoint quelques années. Le négoce était un lieu vivant où se racontaient toutes les histoires du quartier. Après leur retraite, Beatrice et Stefano louent le magasin. Avec eux, les souvenirs disparaissent. Les clients aussi. Stefano décide alors de transformer le bâtiment en appartements.
Michela et sa soeur Agnese ont récemment réaménagé l’endroit. Elles y vivent toutes deux avec leur mère. Une complicité impressionnante lie les deux soeurs, se matérialisant au-delà des mots, au-delà des gestes. «Ma soeur, c’est tout pour moi. On n’est pas toujours d’accord, mais elle est mes deux yeux. Mon père ne supportait pas que l’on se chamaille», confie l’aînée, dont la fierté transpire davantage à l’évocation du diplôme de médecine (gastro-entérologue) qu’obtient la cadette, qu’à sa propre réussite. Elles font (presque) tout à deux : les travaux dans la maison pour pouvoir y vivre ensemble, le choix des carrelages, les couleurs dans toutes les pièces (14 coloris différents), les marbres, etc. Du coup, elles en sont si fières qu’elles rechignent même à quitter la maison.
Un seul être vous manque…
L’envie de rester dans cette demeure semble ancrée dans ses murs au même titre que le sont encore tous les repères paternels, pépinière de souvenirs encadrés dans le coeur et dans la tête. Papa Stefano disparaît en septembre 2004. Un véritable électrochoc pour les soeurs Fancello. Le monde qui bascule, la tête qui éclate, la bulle familiale qui se fragilise, le chagrin qui vous tire vers le bas, puis vous booste comme une décharge d’adrénaline. Une épreuve dans laquelle Michela parviendra à dissocier les amitiés vraies qu’elle vénère, des sourires de complaisance qu’elle biffe comme autant de mentions inutiles. De son papa, elle garde une casquette élimée dont il ne se séparait jamais.
Au niveau professionnel, Michela connaît une longue période de doutes. Après un an de galère chez Durobor, où elle travaille à la chaîne et vomit littéralement chaque jour le calvaire, Michela retourne aux études, entame une formation de secrétaire, trouve du boulot en tant que stagiaire ALE. C’est là qu’elle est repérée à la gestion centre-ville, pour devenir l’assistante du gestionnaire en place. La fonction évolue. Les gestionnaires se succèdent. Jusqu’à l’arrivée de l’actuelle gestionnaire, Céline Dupire, le 6 février 2006. «Professionnellement, elle a changé ma vie, je le lui ai déjà dit. Elle m’a redonné confiance en moi, mais surtout elle m’a fait confiance quand j’allais jusque là travailler avec les pieds de plomb.»
Faire confiance. Ouvrir son coeur. Donner les clés. Gérer. Veiller à la bonne marche de la ville, comme l’on confierait les clés d’une maison, d’un foyer. En faire l’endroit où l’on se sent chez soi, où les jalousies et les inimitiés s’effacent sur le pas d’une porte comme une poussière sur un paillasson, avant même de pouvoir y lire le mot BIENVENUE. Si Michela se sent d’ailleurs particulièrement chez elle, quand elle se rend au Grain de Sel, à La Louvière, cette petite brasserie-estaminet de la rue Albert 1er où elle aime emmener et retrouver les gens qu’elle apprécie, ce n’est pas par hasard. C’est parce que cette ville, au-delà des murs, au-delà des barrières, au-delà des façades urbaines et humaines, c’est un peu la maison où l’on aime poser ses repères…
Texte : Fabrizio Schiavetto
Photos : Alexis Taminiaux
9 réponses à “Michela Fancello, le goût des belles choses”