Le destin ne s’embarrasse pas des obstacles. Il trace son chemin. Imperturbable. Inamovible. Emprunte parfois des chemins détournés pour vous signifier qu’il n’est pas très loin de vous. Les embûches, il ne les évite pas, il s’en accomode. Et s’il les contourne, il s’en nourrit. Satellite traçant sa courbe autour d’une étoile, se servant de cette force d’attraction incontrôlable pour se catapulter. Plus loin. Plus vite. Plus haut. Au-delà des épreuves, des victoires et des défaites. Forces contraires enchaînées au quotidien. Lignes de vie où s’accentuent les craintes, où se renforcent les convictions et où l’Humanité triomphe. Dans son acception la plus juste. Entre altruisme et don de soi. Entre honnêteté et rectitude.
Le brasier et le foyer
En soixante-quatre années, le destin n’a pas épargné Théodore Cabo. Depuis sa naissance, Place Saint-Lambert, à Liège, le 13 août 1948, le sort a pris ses aises dans son giron pour lui infliger la plus pénible des entrées en matières. Le père de Théo, Eugène, originaire de Haine-Saint-Paul, ouvrier chez Duferco, ne lui rend pas la vie facile. À lui, ainsi qu’à Jean-Pierre, son aîné de deux ans, Albert son cadet et Viviane, sa sœur. Leur vie bascule le 7 mars 1955. Leur maman, Marie Lepailli, Liégeoise de souche, meurt en couches. Inconsolable, Eugène se cramponne plus encore à la dive bouteille. Il laisse ses enfants, sans ressources, à ses géniteurs, à Haine-Saint-Paul. À côté des parents d’Eugène, les Thénardier des Misérables feraient pâles figures.
Théo a 6 ans et demi. Le calvaire ne dure qu’un temps, mais il marque les enfants au fer rouge. Le garçon se jure que jamais les siens ne subiront le même sort. La fratrie est ensuite adoptée par Désiré et Berthe, des amis de la famille. Dans leur petite fermette du Mitant des Camps, à La Louvière, moutons, lapins, cochons et chèvres cohabitent dans une joyeuse cacophonie. La ménagerie arrache un sourire aux mômes en perte de repères. Originaire de Flandre, né à Louvain, Désiré Van Heck a connu Eugène sur les lignes de production de Duferco. Berthe, elle, adore les enfants. «Nous y avons été très heureux. Sans eux, nous aurions tous été placés», raconte Théo.
La vie d’alors n’est pas une sinécure mais demeure l’une des plus belles périodes de leur existence. Les terrils sont leur terrain de jeux. Le sentier des Bourdons, à Haine-Saint-Pierre, devient leur point de ralliement. Tous les enfants du quartiers s’y donnent rendez-vous. Parfois jusqu’aux heures où le ciel s’embrase, quand le soleil se couche derrière la colline. L’école paraît dérisoire dans ce contexte. Théo n’y goûte guère. Le jeune garçon veut travailler. Il ne compte plus les journées où il faut se rendre à Soignies pour couper le bois qui attisera le feu du foyer. Ni celles où il nettoie le jardin de ses mauvaises herbes. «Désiré et Berthe nous ont appris à vivre et à nous débrouiller.»
La Coupe de la vie
Désiré fournira à Théo un autre héritage : la passion du ballon rond. Le jeune Loup souffle à peine ses dix bougies lorsqu’il foule en profane la pelouse d’un terrain de football. Les matches de la Royale Athlétique Association Louviéroise (RAAL) – aujourd’hui disparue au profit de l’Union Royale La Louvière Centre (URLC) se déroulent alors au stade Triffet, dans le quartier du Hocquet. Rapidement le gamin devient le porte-drapeau de la fanfare locale, ouvrant la voie depuis le bistrot de D’jobri, le Coq Wallon situé place Mansart, vers les gradins de l’ancien Vélodrome. Il n’a d’yeux que pour Jean-Marie Brynaert, qui est aussi son instituteur de primaire. « Je le suivais partout. Il était le meilleur buteur du club. »
Le combat fait déjà partie du quotidien du jeune homme lorsqu’il s’enivre de ces passements de jambes et autres dribbles titanesques. L’engouement pour le jeu n’a d’égal que la puissance du détachement qu’il provoque sur le petiot vis-à-vis des cours. Bulletin et mauvaises notes peuvent attendre. Souvent, l’ivresse du stade est plus grande que la crainte de la punition. Demandez donc aux vaches du pré voisin si mâcher du papier ne leur a pas procuré quelque souvenir indigeste.
La passion du foot fourmille jusqu’au bout des sourcils de Théo, se reflète dans chaque verre d’eau que Berthe pose délicatement à l’attention de son époux sur la table, accompagné d’une aspirine, au retour d’une défaite louviéroise. Elle trouve son écho dans l’accent flamand de Désiré, éructant sa colère à la moindre occasion manquée. Elle grésille dans la petite radio que Théo emmène subrepticement au petit coin, le jour de son mariage avec Georgette, le 21 décembre 1974, pour écouter les résultats de la RAAL tandis que la mariée attendra en vain son frais mari pour sketter leur première danse. « Je ne me souviens pas d’avoir dansé avec elle », ose-t-il à demi-contrit tandis qu’il se remémore cette année 1974-1975. C’était l’année de la première montée en D1…
Longtemps, Théo et Désiré se déplaceront ensemble pour assister aux matches de leurs héros. Théo perpétue ensuite le souvenir de son grand-père d’adoption. Il est de tous les matches, arborant les couleurs – vert et blanc – de l’équipe à chaque occasion. Même dans le plâtre. La victoire en Coupe de Belgique, en 2003 reste son meilleur souvenir sportif. Le pied cassé, en béquilles, c’est son reflet qu’il aperçoit dans la Coupe que les joueurs lui tendent. Lors de la fête au Tivoli, c’est lui, le Supporter Numéro Un, que l’on applaudit. Et sur la photo souvenir, c’est lui, que l’on surnomme affectueusement « El Loup », qui pose aux côtés des joueurs et du bourgmestre. Même aujourd’hui, ce sont ces couleurs-là qu’il affectionne. Avec celles du Standard, racines obligent.
Siffler en travaillant
Son autre vie, Théo la forge au travail. Puisque l’école le boude et qu’il n’y usera pas ses fonds de culotte, il vit de petits métiers dès l’âge de 16 ans. À la chaîne, à la Boulonnerie, aux usines Gilson (Bois d’Haine), comme laveur de vitres chez Defourny, porteur de colis pour les chemins de fer, puis chez Duferco, où il charge les tôles laminées sur les camions et les wagons en direction de l’Allemagne. Le 19 mai 1975, l’année suivant son mariage, il entre à l’administration communale de La Louvière. Il y devient cantonnier. Réminiscence des travaux du jardin à la fermette. Coïncidence, son beau-père l’était aussi.
Au-delà des préjugés, Théo prend ce métier à coeur, nettoyant les accotements de Maurage, Trivières, Saint-Vaast, Houdeng ou Jolimont des détritus que les insouciants laissent traîner partout sans scrupule et particulièrement hors des poubelles, râlant parfois au risque de s’attirer les foudres de ses supérieurs. Dans le centre-ville, rue Albert 1er, il sifflote pour se donner du courage. Pourtant, s’il a rangé le pic et la benne en 2007, Théo n’a gardé ni ses yeux, ni sa langue dans sa poche. Dépôts sauvages, manque d’entretien et filets d’eau souillés restent la croisade quotidienne de l’ancien ripeur.
Singularité
Dans le tumulte de l’indifférence, la singularité de l’homme se démarque, s’affiche sans ambage ni mensonge. Claire et vraie. Dans cette écharpe aux cultissimes couleurs de la RAAL, qu’il arbore avec fierté pardessus le tricot ou le gilet. Quand il ne la troque pas parfois contre celle des Diables Rouges depuis le début de la campagne qualificative pour le Mondial 2014.
Dans cette casquette bardée de pin’s sous laquelle s’illumine toujours cette moustache souriante qu’il arbore tel un trophée. Dans ces gâteaux qu’il prend plaisir à vendre, chauds et délicieux, au détour des rues de la ville ou des complexes commerciaux. Si quelques-uns ont le goût de la poire, d’autres le goût du raisin, tous ont le goût de l’amitié. Ils ont le goût de la famille aussi. Celle des cinq enfants et cinq petit-enfants qu’il a toujours veillé à protéger.
La famille. Le ciment d’une vie, d’une ville. L’étincelle dans la grisaille. La puissance derrière les failles. Le volcan qui gronde sous la surface. Le magma qui éveille les forces tranquilles. Foyer inextinguible de nos espoirs et de nos faiblesses. Phare permanent vers lequel nous revenons sans cesse. Contre vents et marées, quels que soient les récifs. La lumière qui nous guide dans la nuit. La main tendue lorsque nous touchons terre. Le quai où nous amarrons nos histoires, nos déboires, nos regards, nos écarts. Ce noeud qui jamais ne nous lache, même quand le destin nous enlace.
Texte : Fab
Photos : Alexis Taminiaux
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