Racines. Profondes. Ancrées dans nos souvenirs comme dans la terre de nos ancêtres. Charbons ardents d’où transpire la sueur des hommes, où résonne le souffle des Gueules Noires. Court. Haletant. Fragile. Puissant. Destins forgés dans le sous-sol. Sous nos pieds. Au fond, dans le noir, la valeur n’a ni couleur, ni langage. Elle ne se nourrit que du coeur des hommes. De leur flamme intérieure. Coup de grisou créateur. Racines. «Racènes». Endogènes fondations au centre desquelles les espoirs se nourrissent de défaites. Où les rêves poussent, s’échafaudent, s’enchevêtrent et se dressent. Comme autant de doigts tendus vers le ciel, prêts à redessiner l’horizon ou l’histoire.
David André tend le doigt au monde pour la première fois, le 22 octobre 1971, à Haine-Saint-Paul. Son histoire, elle, démarre bien avant. Dans le quartier de Bouvy. Ses arrières-grands-parents maternels, Joseph Ducamps et Alphonsine Mainil y coulent des jours heureux. Lui, en tant que chef porion au charbonnage qui ceinture la cité du Bocage. Elle, en tant qu’ouvrière au triage, sur ce qu’on nomme le pas. Alphonsine – qui vécut longtemps – est sourde comme un pot. Lorsqu’elle parle, c’est la guerre qu’elle évoque. Souvent. Elle crie. Fort. Et puis elle chante. Toujours. En wallon. «C’était comme un murmure. Elle se plaçait devant la fenêtre et passait des heures dans son fauteuil», raconte son arrière-petit-fils.
Récits de résistances
La guerre, tout comme le wallon, s’immiscent dans la vie du petit David, naturellement. Dans le porte-journaux de ses grands-parents maternels, le Mouchon d’Aunia trône en bonne place. Maria Descamps et Frank Houziaux, ne parlent que rarement le français. «Il n’était pas question que je parle wallon, mais j’écoutais aux portes», avoue-t-il. De récits de vie en récits de résistances, le jeune garçon s’imprègne des histoires qu’il parvient à décrypter. Elles racontent comment Frank et ses acolytes se rendaient gare de Bouvy, grimpaient dans les trains pour y remplir les sacs de charbons aussi pleins qu’ils le pouvaient, avant de les balancer et de sauter du train en marche. Elles racontent comment Maria préparait de la pâte à pain qu’elle plaçait dans une voiture d’enfant et donnait à cuire dans les fours de Bastenier, avant de les redistribuer aux gens de Bouvy.
Frank, cisailleur aux usines Boël naît à Boston (Massachussetts, Etats-Unis), d’une famille d’émigrés flamands, originaire de Sint-Nicolas-Waas. Maria est faïencière chez Boch. Après Boch, Maria ouvre une épicerie, Grand’Rue à Bouvy. On y trouve de tout, chez Maria. Le coeur sur la main, elle vous gratifie d’une tranche de jambon ou d’un paquet de cigarettes en rabiot pour toutes sortes de raisons. Parce qu’elle est comme ça, Maria. Et David, en culottes courtes, d’observer ces échanges du haut de l’escabeau sur lequel il aime s’asseoir. «Je la regardais pendant des heures, surtout le dimanche.»
Côté paternel, c’est dans la céramique que se gravent les histoires de famille. Adèle, l’aïeule, ses filles, Gilberte et Marie Cloots, sont faïencières. De «pépère» Maurice, il conserve peu de souvenirs sinon que cette maudite Occupation l’oblige à travailler dans un camp, en Allemagne. Il s’en évade, mais le retour de captivité sera pénible et les séquelles, irréversibles. Il meurt un an avant la naissance de David. Le petiot passe le plus clair de son temps chez Marie, sa marraine, cour Hector. C’est là qu’il grandit. «Je me souviens de six ou sept maisons en enfilade et de la cave, où demeurait la trace d’une arcade, rebouchée, sous laquelle les gens du quartier s’abritaient pendant les bombardements, passant d’une maison à l’autre si l’une d’elles était pilonnée.»
Arrière-saison
Dans la liberté totale des terrils, David s’invente des vies de superhéros, singeant celles qu’il voyait alors dans la petite lucarne, émiettant les troncs d’arbres pour en faire des cabanes. Petites haches. Petites mains. Grandes aventures dans des Quartiers généraux de fortune. «Mes parents ne l’ont su que plus tard. On n’avait pas dix ans.»
De ces escapades, il retient un goût immodéré pour cette nature qui l’entoure, dont il tombe amoureux. Follement. Branches qui craquent. Feuilles qui dansent et tourbillonnent par dessus les flaques où se reflètent les ciels irisés de l’arrière-saison superbement décrite par Francis Cabrel dans «Octobre». L’automne est la saison qu’il préfère. De loin. Mais il est un autre appel à la nature dont il sort transi: son folklore. Un amour éperdu que son père, trompettiste, lui a transmis. Magasinier dans l’automobile, Marcel André n’en était pas moins sensible. «Il jouait du cornet à piston. Avant de commencer à jouer, le matin du carnaval, il allait un peu plus tôt dans la ville, se garait dans le quartier Abelville, remontait vers la place Mansart et dès qu’il rencontrait son premier gille, essuyait une petite larme.»
Une larme chargée d’odeurs d’oranges, de bois et de ramons, de martèlement de sabots accompagnant tintements et cloches, frôlements de dentelle et de paille, tandis que vibrent les tambours sous les coups rythmés des bâtons. Une larme, cinglante, de mémoire, que David lui-même ne peut retenir au son de l’Aubade matinale. Une larme qui l’accompagne jusqu’aux confins de la douleur, lors du décès de son père, le 3 novembre 2010. Le folklore fait partie de lui. De ses racines. De ce costume qu’il endosse chez les Boute-en-Train, dès l’âge de deux ans. De ce visage, dont il porte les traits, pour la vie. De ce poing qu’il ferme comme une fleur se fane. Aussi impuissant que rageur.
«Pourquoi tombons-nous Bruce ? Pour mieux apprendre à nous relever.»
Alfred à Bruce Wayne [Batman Begins]
L’héritage endogène
Lorsque la vie nous met à genoux, deux solutions : Se relever. Résister. Ne faut-il voir rien d’autre qu’un signe du destin dans ces orchidées que David se plaît aujourd’hui à soigner jusqu’à la renaissance ? Notre existence n’est-elle pas une succession d’actes de résistances ? Contraints ou intentionnels, nos choix font ce que nous sommes. Et David n’y déroge pas.
La résistance, il la cultive. Résistance aux études lorsqu’il abandonne la voie germaniste, embrassant plutôt celles du théâtre, des sciences administratives et du graphisme. Résistance à l’oubli, à l’attention de sa maman, Nicole Houziaux. Connue des carnavaleux pour avoir réalisé les épitoges des premiers Compagnons de la Louve, elle vit encore dans cette ville où David est né et dont il souhaiterait ôter l’étiquette faussement sombre et infréquentable. Résistance à la fatalité, pour le bonheur de sa compagne, Jennifer et de sa fille, Amandine, à qui un père se doit de rester l’exemple, même dans l’adversité. Résistance au conformisme, lorsqu’il comprend que la langue wallonne peut aussi véhiculer des idées.
À l’image de ce 11 juin 1994, lorsque la troupe théâtrale wallonne du Cercle Excelsior d’Haine-Saint-Pierre remporte la Coupe du Roi, la plus haute distinction en théâtre wallon. Sa première expérience théâtrale. Le tournant de sa vie. Son plus beau souvenir. Ecrite par Jacqueline Boitte, la pièce s’appelle Elisa in Imâdjes. Elle évoque le Sida à une époque où la maladie s’entoure encore de tabous. Pour remercier toute l’équipe, l’auteur rédige à chacun un petit mot, personnalisé.
Un an plus tôt, David a fait son entrée chez les Scriveûs du Centre où il exerce sa plume poétique en compagnie de Jacqueline Boitte, Edmond Taquet, Christian Quinet, ses mentors wallons. Depuis, le p’tit colau a fait ses preuves tout seul. Outre des émissions en langue wallonne sur la radio publique et la télévision locale ACTV, il publie plusieurs recueils en wallon.
Le dernier, baptisé V5.1, évoque l’influence des réseaux sociaux et lui permet de remporter le prix des langues régionales endogènes de la Fédération Wallonie-Bruxelles. Une fierté que sa voix transporte en permanence jusqu’aux tables du Camillo, petit estaminet louviérois de la place Mansart, où toutes les classes sociales devisent avec « modestie » et « chaleur ».
Modestie et chaleur. Qualités intérieures d’une ville effacée où l’on souhaiterait que le passé n’ait plus d’emprise. Où les lignes de vie s’arrachent à la terre, cherchant l’air et la liberté au point de tendre vers l’infini. Planer. Prendre de la hauteur, pour observer le va-et-vient de nos soupirs, de nos désirs, de nos joies, de nos peines. Comme le moineau, atteindre la cimes des aulnes. Jeter le regard à l’aune de ses accomplissements. Sachant, où que l’on se pose, que l’on reviendra toujours à la terre. Parce qu’en elle, sont nos racines.
Texte : Fab
Photos (Aller vers la galerie) : Alexis Taminiaux
5 réponses à “David André, un moineau dans les aulnes”