Francis Pedros, Sillages

L’humain avance dans la vie sans voir sa route

Hasard. Coïncidences. Destin. Particules élémentaires, incontrôlables, incontrôlées. L’humain avance dans la vie sans voir sa route. Invisible, elle est pourtant là. Sinueuse, cahotique, pentue. Glissante… parfois. Éprouvante… souvent. Mais toujours jalonnée de petits cailloux qu’il nous plaît de ramasser à notre guise pour, comme le Petit Poucet, rentrer à la maison, atteindre nos objectifs ou rejoindre nos utopies. Incongruité d’une trajectoire. Le destin ne s’embarrasse pas de lettres capitales pour nous traîner dans son sillage. Quelles que soient nos origines, le pays où l’on naît ou celui où l’on pose ses valises, il trace son chemin sans regarder derrière.

J’ai vécu des moments magnifiques

Lorsque Sebastian Pedrós quitte sa Catalogne natale et le bourg de Liñola, c’est d’abord pour fuir la Guerre d’Espagne et le régime de Franco. Comme nombre de ses compatriotes républicains, il vit l’enfer des camps de concentration. L’exil. La fuite. À Bordeaux. France. Quartier Nord. La Cité Claveaux. Le Bacalan. «La cité des voyous», comme ils disent. Dans cet environnement aussi hostile que magnifique, naissent six enfants : Annie, Roland, Régis, Florence, Sabine et Francis. «Cela n’avait rien d’un havre de paix, mais j’y ai vécu des moments magnifiques», confie le cadet.

Le cadeau d’une vie

Francis se découvre une sensibilité inattendue

Le petit dernier, Francis Pedros, est né le 7 août 1955. Auprès de sa maman, Denise Aquila, d’origine bordelaise, il s’initie très tôt à la culture musicale. Les textes de Brel, Ferré, Brassens, n’auront plus de secrets pour lui, malgré sa jeunesse. Elle lui transmettra une forme d’engagement dont il mesurera les prémices dès l’âge de treize ans, en participant à sa première manif. À Paris, déjà, les barricades s’enflamment. 

Quelques mois auparavant, à l’heure où les enfants de son âge fréquentent les bancs de l’école, Francis Pedrós s’est découvert une sensibilité artistique inattendue. Secrétaire intérimaire du directeur du Grand Théâtre de Bordeaux, sa soeur Annie lui offre ce «cadeau» d’une vie : traverser le miroir pour côtoyer un monde qu’il ne quittera plus. Celui des pas chassés et des arabesques. Celui des petits rats. Celui de la danse. «J’allais à l’école au théâtre, j’allais voir les spectacles, je parlais à tout le monde, je partageais les loges avec les danseurs professionnels, les techniciens. Je vivais au théâtre», se souvient-il.

Il aime se perdre dans les cintres

Dans les cintres où il aime se perdre, dans l’intimité du rideau qui sépare le public de la scène, Francis Pedros reçoit un autre cadeau : Christine Lassauvageux. Elle deviendra son épouse. Elle est de Pau. Lui est né rue Henri IV. «C’était un signe. C’était une jeune danseuse que le monde admirait, technicienne, très déterminée.» Le jeune Bordelais ne le sait pas encore, mais elle sera son ouverture sur le monde. La voie du destin.

Dis moi qui tu suis, je te dirai qui tu es

Lorsqu’en 1973, le Ballet Royal de Wallonie s’arrête à Bordeaux pour promouvoir «Casse Noisette», avec la danseuse étoile bordelaise Marie Louise Prévot, les amoureux se lancent. Opportunité de suivre une voie unique. Christiane décide de passer une audition… à Charleroi. Avec succès. Francis, épaté par la Compagnie, n’hésite pas une seconde, prend ses «cliques et ses claques», et la suit. Adieu Bordeaux, Bonjour le Pays Noir.

Danseur étoile, Francis Pedrós rencontre Béjart et Noureev

Après s’y être confectionné un petit nid, le couple dansant entame dès 1976 une tournée de cinq années dans une compagnie itinérante, l’Alexander Roy London Ballet Theatre. De retour en Pays Noir, Francis et Christine se donnent corps et âmes à Charleroi Danses, dirigé par Jorge Lefevre. Ils donnent naissance à leurs fils Arthur (85) et Antoine (89) – leurs fiertés, leurs réussites (aujourd’hui également danseurs, NDLA). Danseur étoile, Francis Pedrós atteint le firmament avec David come Home, Frankenstein, et le Fils Prodigue. Ce dernier ponctué par une ovation de 20 minutes. Francis rencontre Béjart et Noureev.

Mais à la mort de Jorge Lefevre (en 1990), la dépression guette Francis. Elle durera deux ans. Ses chaussons l’attirent à La Louvière où en 1993, l’Espace Danse Lassauvageux-Pedrós voit le jour. D’abord fixé à la rue des Forgerons, l’espace s’installe rue du Temple, dans les anciens locaux de la bibliothèque «La Ribambelle des Mots». Un lieu inespéré dont la configuration lui rappelle un théâtre. «Il y a une âme dans cette école», s’entend-il prononcer.

Il savoure l’irrévérence des plumitifs d’Hara-Kiri

Nouveaux signes. Le choix de La Louvière s’impose de manière presque naturelle. Après tout, le Château La Louvière n’est-il pas aussi un vin bordelais, un Pessac Léognan ? Il n’y a pas de hasard. Dans la cité des Loups, Francis Pedrós devient consultant en matières culturelles. Là, il s’imprègne autant de la culture poétique des Achille Chavée et autres André Balthazar que de celle, classique, des Charles Baudelaire, François Villon ou Louis Aragon. De la même manière, il savoure l’irrévérence des plumitifs d’Hara-Kiri (Cavanna, Teuté) ou celle d’un Roland Topor qu’il rencontre à l’inauguration du Centre de la Gravure et de l’Image imprimée. Il prend en charge le concours de chorégraphies d’un service club. Puis s’implique dans l’événement «Si on dansait» qui rassemble des centaines de danseurs dans la Ville.

Miroir sur la ville

Quarante-trois ans plus tard, l’autodidacte danseur ne regrette en rien son parcours. Artiste, comédien, chorégraphe, Maître de gestuelle (il a exercé pour le Farinelli de Gérard Corbiau), le Louviérois d’adoption s’affirme danseur avant toutes choses. Quand il raconte sa «barre», comme une amie qui vous rassure et vous soutient, comme le miroir qui l’accompagne, il y a autant de respect que d’admiration dans la voix. Une émotion au toucher. La caresse se fait chaleureuse.

La video de Francis Pedros

 «J’aime apprendre
mais la démarche d’aller à l’école
m’est très difficile»

Avoir du se battre, ne le détourne pas d’apprendre

Le fait d’avoir dû se battre au quotidien pour s’éduquer seul, dans les livres, ne le détourne pas de cette envie d’apprendre, constamment, et d’apporter son expérience aux autres, ces artistes en herbes, de 6 à 86 ans, qui franchissent la porte de son école de danse, à La Louvière. Plus encore, Francis Pedrós savoure aujourd’hui les conversations qu’il entretient au fil de ses rencontres. Parfois même avec des philosophes auxquels il voue une admiration sans borne. Et la rivalité qu’il entretenait dans sa jeunesse avec son frère sculpteur Régis Pedrós, s’est estompée à mesure que leurs âmes d’artistes ont fini par se répondre et s’exprimer. «Je rêverais de voir mon frère exposer au Ianchelevici», dit-il.

La ville est dans ces regards qui ne fuient pas le passé

Elle est là, la ville. Dans l’expression qu’elle fait naître au détour d’un miroir. Cherchant ses appuis, ses soutiens dans sa créativité, sa réflexion, ses artistes. Dans ses regards qui ne fuient pas le passé. La Louvière a trouvé sa Terpsichore. Telle un cygne glissant sur les flots dans un reflet de lune, la muse dessine sa trajectoire ondulante et courbe, troublant son image quelques secondes, avant qu’elle retrouve sa splendeur. Elle s’étire avec grâce et majesté vers le futur. Touchant du doigt sa nature. Celle d’une ville miroir et de ses reflets sûrs.

 

Texte : Fabrizio Schiavetto
Photos: Alexis Taminiaux

La galerie est accessible ici

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