Où que l’on aille, où que l’on soit, il y a toujours ce minuscule détail qui nous relie à nos racines. Un plat. Un son. Une pensée. Une parole. Un paysage. Un coin d’où sortent les souvenirs d’enfance comme s’ils jouaient à cache-cache avec nos émotions. Un tableau que l’on observe pendant des heures dans l’espoir que les nuages y prennent vie. Le bruit des glaçons dans un verre où ricoche l’écho de longues discussions philosophiques. Le rire aux éclats d’un groupe d’amis à la verve infatigable. La vie, en somme. Qui se construit briques après briques, comme un chemin vers demain, une tornade qui fait tourbillonner vos sens. Ici et là. Là et ailleurs. La vie, qui vous dépose, vous reprend, parfois vous laisse bras ballants au bord de la route, parfois vous pousse vers un ciel inexploré.
Les Cowboys et les Indiens
Laurence Bury ouvre les yeux sur le monde. Nous sommes à La Louvière, le 15 septembre 1955, non loin du quartier de Baume. Rue Docteur Grégoire. Souvenir d’une enfance heureuse. Sa maman, Michèle Château, est… experte automobile, originaire d’une grande famille de La Hestre. Et puis Guy Bury, son papa. Lui aussi expert automobile indépendant et ouvrier chez UGB, il descendit dans la mine et enseigna l’allemand. «Je l’ai toujours vu exercer deux métiers. Il était comme le pélican qui ramène le poisson pour le nid», raconte Laurence.
Admiration sans bornes pour l’icône paternelle et son sens aigu du devoir. Et pour cause : le jeune Guy doit très tôt s’occuper de sa maman, couturière à façon, de son petit frère Pol et de sa soeur tandis que le père abandonne femme et enfants pour partir dans les missions au Congo. Il en nourrira un «anticléricalisme rabique» jusqu’à sa mort. Décédé en 2011 à l’âge de 92 ans, il a rejoint Michèle, partie en éclaireur visiter le paradis, neuf ans plus tôt.
Laurence a 6 ans. En face de la maison, des champs à perte de vue. Période folle où les enfants tapent la balle dans les herbes hautes, jouent aux Cowboys et aux Indiens. Et puis soudain, le béton remplace la terre. Les petits anges du quartier, se muent en petites canailles. Le voisin architecte, M. Charles, construit sa maison sur leur territoire. Plus de verger. Plus de terrain de jeu. Vengeance! Les résistants en culottes courtes sabotent les coffrages pour empêcher le béton de prendre, brûlent les plans des architectes, avant de rendre les armes. La maison se construit quand même. Mais les futures parties de cache-cache avec les filles de M. Charles n’en auront que plus de saveur : «On gagnait toujours : on connaissait les plans par coeur.»
Nourritures terrestres
Laurence a dix ans. La petite fille feint de ne pas avoir sommeil. Sur les genoux de sa maman, ou au fond d’un divan, elle écoute les ronrons des conversations que mène son oncle, le peintre et sculpteur Pol Bury, avec ses amis, Max Michotte, Achille Chavée, entre autres. Révolutionnaires redessinant le monde. Peau-rouges qui ne marchent pas en files indiennes, comme disait le poète. Fumées de cigarettes et mots compliqués qui virevoltent par dessus la tête des petites filles trop jeunes pour comprendre leur sens. Le faciès angoissant d’Achille Chavée l’impressionne encore 43 ans après sa mort. «Avec ses grands gestes, son chapeau, on aurait dit un vautour.»
Et pourtant, c’est de cette compagnie qu’elle garde un goût prononcé pour les soirées «qui n’en finissent pas», auxquelles s’ajouteront bientôt les gueules de bois du lendemain. Quand déposer le courrier à la poste devient un prétexte pour faire étape au café l’Ard’n où Laurence et son père tombent inévitablement sur Achille Chavée, André Balthazar et toute la clique surréaliste de La Louvière.«Et ça se terminait à pas d’heures».
Une ambiance de bistrot que Laurence retrouve quelques années plus tard, aux cafés Le Centre et l’Ermitage, où chaque dimanche elle aime se rendre, tandis que sa mère pense qu’elle barbotte à la piscine. A l’Ermitage, face au château Gilson, rue de Bouvy, elle aperçoit notamment Léon Wittemberg. «On y jouait au poker menteur.»
Elle est descendue là-bas dans le midi
De ces nourritures terrestres, Laurence Bury garde un sens exacerbé de la curiosité et de la bougeotte. Coup de poker, coup d’amour ou coup de soleil, elle prend en amoureuse la route du midi de la France. Direction : La Ciotat et Cuges-les-Pins. Elle y vivra sept ans. Le temps du septennat de Mitterrand. Tour à tour secrétaire, caissière dans un magasin, réceptionniste, gérante de salle de gym façon Véronique et Davina, elle entame finalement une formation à la chambre de commerce de Marseille. Mais la belle aux yeux clairs a mal à ses racines. Séduite par la beauté du Sud, par cette vie hors du temps et des poncifs. Échaudée par la vraie cruauté de l’univers si bien écrit par Pagnol.
Tout lui rappelle La Louvière. Sa maison – cette ville qu’elle voit «avec les yeux de l’amour» – la réclame. À cor et à cri. Suffit-il que son père, lors de ses visites, lui passe des morceaux de jazz et des airs de gilles, elle fond en larmes. Sans cesse, cette amoureuse de la belgitude, éprouve l’envie de retrouver l’esprit de dérision qui fait le propre des gens d’ici quand le Français «oublie» d’être agréable. La langue wallonne lui manque au point que germe l’idée de créer un dictionnaire Wallon-Provençal. Sa maman lui fait livrer le Mouchon d’Aunia (qui chuffèle un coup par mwa) dans le midi.
Son rêve d’une Maison de la Belgique manque se concrétiser de peu. «J’ai essayé de faire connaître la Belgique, les soumonces et la gastronomie, les bières, la sauce américaine et les pilchards.» En vain. Les investisseurs préfèrent valoriser la frite, plutôt que la trappiste ou la tarte al djote. Le retour en terre natale s’impose.
Sur la route
Pour Laurence, les souvenirs n’ont pas d’agenda. Point de dates. Juste des époques. Des nouveaux départs. Tranches d’existence. Puzzle d’une vie. Pièces maîtresses. L’arrivée de ses enfants, Arthur (18) et Morgane (17), en sont deux. Ses voyages en bécane en Ecosse, ou aux Etats-Unis en sont d’autres. Périple de 85.000 kilomètres, en un mois, depuis les chutes du Niagara jusqu’à la Nouvelle Orléans tandis que Bob The Hurricane souffle sur la Floride. La petite fille au parcours scolaire classique cherche les sensations fortes.«Le hasard ou la nécessité amène le changement de direction», philosophe-t-elle. Ce même hasard qui placera sur sa route le cascadeur Thierry Hallard. Plongeon dans un univers d’hommes. Mais comment faire autrement avec un papa expert automobile, un frère, Jérôme, amateur de courses ? À l’époque, Laurence n’a même pas son permis de conduire. Prise de risque.
Aujourd’hui, Laurence est une casse-cou de la vie qui s’est rangée des voitures. Ses dadas, ce sont les sciences, dont elle défend la promotion au sein de la Maison de la Laïcité, sa deuxième maison. Et les boîtes.
Maison. Petite boîte à ranger les souvenirs et le temps. Arbres à racines où l’on glisse un peu de soi. Jardin à secrets où l’on aime s’étendre en regardant le ciel. Herbe déformée par des silhouettes familières. Cerf-volant agrippant le vent sans crainte. Car toujours un fil ramène à l’essentiel quand l’on atteint ses limites : la main d’une mère que l’on cherche pour ne pas se perdre, le regard d’un père qui emplit le coeur de fierté, la ville d’où l’on ne part que pour mieux y revenir. En nous, l’enfant qui court pieds nus veut sans cesse sentir la terre sous ses pieds.
Texte : Fabrizio Schiavetto
Photos : Alexis Taminiaux
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4 réponses à “Laurence Bury, je reviens chez nous”