Un pas. Puis l’autre. Le pénitent a le regard humble. Il regarde ses pieds. La déférence qui sied aux hommes de foi. Il sait ainsi où il marche, pas forcément où il va. Prudence. Crainte. Respect. Sur la pierre bleue de la place Maugrétout, un petit monsieur aux lunettes sans bord attend. Verres clairs. Peau et front lisses. Léger embonpoint. Il n’est pas voûté comme la plupart des ecclésiastes. Ses cheveux gris clairsemés ondulent sous le vent qui fouette son visage rubicond. La silhouette est empreinte de bonhomie et de décontraction. La voix n’est pas dure, elle chuinte doucement lorsqu’elle se fait insistante. Il ne lui manque que la pipe et un bon tabac pour faire de lui un héros de la Comté chère aux récits de Tolkien. Et la région du Centre serait alors notre Terre du Milieu.
Joseph Dermaut est curé-doyen de La Louvière, le gardien des 34 paroisses disséminées sur le territoire. Parmi elles, l’église Saint-Joseph, place Maugrétout. L’église sans clocher. Décoiffé en 1968 par un tremblement de terre, l’édifice se dresse fièrement par dessus les badauds qui, souvent, l’ignorent. Tour imposante et incomplète, elle se fond dans le paysage. Ni trop voyante, ni trop discrète. Singularité de l’édifice dont la rosace offre la vision d’un oeil gigantesque s’ouvrant sur le monde.
Terreau familial et engagement
Le petit Joseph naît en 1947 à Anseroeul, entité de Mont-de-l’Enclus, dans le Tournaisis. Commune rurale et bucolique. Il voit le jour au sein d’une famille d’agriculteurs, originaires de ce qu’il nomme «l’autre coté», le versant flamand, Kluisbergen. Le Hainaut Occidental est sa résidence jusqu’à la fin de ses études en 1973, année de son ordination. La chrétienté est omniprésente chez les Dermaut. Dans le prénom de ses frères : Pierre et Paul. Dans le sien, évidemment : on n’endosse pas le prénom du plus célèbre charpentier des Évangiles sans conséquences. Le destin du jeune Joseph est tout tracé, entre le chemin de la messe dominicale et les sillons de labours.
Au sein de la ferme familiale, Joseph, l’aîné, vaque aux occupations quotidiennes. «J’ai tout fait : traire les vaches, conduire le tracteur, nourrir les bêtes». Il assume également les tâches techniques : mécanique agricole, réparations, électricité, soudure, maçonnerie, jardinage…
Très tôt pourtant, le garçon s’intéresse aux mouvements de jeunesse. Il fonde à 14 ans un club de jeunes dans son bourg natal. Tous les gamins du village s’y rassemblent. «Il y avait un bar, des jeux de cartes, on jouait au tennis de table.» Il n’entre que bien plus tard chez les Scouts et au Patro. Lors des camps, il est plutôt affecté à l’intendance et l’aumônerie. «J’étais plus engagé dans les jeunesses rurales et étudiantes catholiques.»
Un terreau familial et un engagement qui entretiennent son altérité, le dirigent progressivement vers l’altruisme, autant que vers la recherche d’une spiritualité chrétienne. Des humanités gréco-latines au collège franciscain de Tournai et une année au «petit séminaire» de Bonne Espérance (Vellereille-lez-Brayeux) – avant qu’il ne ferme ses portes – laisseront planer la marque de l’action catholique sur l’Anseroeulois.
Soixante-huitard…
Mais la rébellion guette. Joseph Dermaut rejoint le séminaire de Leuven qui ouvre ses portes au sein d’un kot pédagogique. Chaque jour, il joue les navetteurs pour fréquenter les cours de l’école sociale, l’Institut Cardijn, à Bruxelles. C’est là qu’il entre en contact avec le mouvement contestataire de mai 68. «Je suis un ancien combattant, je dépavais les rues… L’école sociale était à la pointe de la contestation. On passait nos études à faire des assemblées générales et à tout contester. Tout. Les cours, les profs, tout ce qui était contestable. On se cognait tout le temps aux forces de l’ordre qui voulaient mater cette jeunesse épouvantable», commente le doyen.
« On passait nos études à faire des assemblées générales et à tout contester. Tout. Les cours, les profs, tout ce qui était contestable. »
Des événements «extraordinaires» qui induiront un chaos aussi bien extérieur qu’intérieur, pendant plusieurs années. Sur seize co-religionnaires, seuls quatre parviendront à la fin du cursus. Joseph Dermaut entame ensuite des études de théologie au grand séminaire de Tournai. «Par la grâce de Dieu, j’en suis sorti vivant. Nous étions incompris, au coeur de la transition. On nous demandait si nous étions encore croyants.»
La grande chance de l’étudiant est d’avoir pu entamer des études «comme tout le monde» avant de se tourner vers Dieu. Il se verra même offrir un poste d’assistant social dans un centre psycho-médico-social. «À ce moment, je pouvais même envisager le mariage, puisque je connaissais une fille…» Mais il choisit de poursuivre sa route christique.
Deux roues, quatre missions
C’était l’aventure qu’il voulait vivre : le don entier à Dieu et à l’Humanité. Elle deviendra vocation. Après son ordination, Joseph Dermaut reçoit quatre lettres de missions. D’abord à Péruwelz, en tant que vicaire et aumônier. Ensuite à Dour. Il y découvre la ferveur boraine. «Les Borains m’ont dégrossi. J’y ai beaucoup appris. Dans le Tournaisis, les esprits sont plutôt froids. Dans le Borinage, vous passez directement à l’arrière-cuisine pour boire le café. Simplicité et cordialité. Un art de vivre.»
Il endossera ensuite la soutane de curé dans les paroisses de Carnières, Mont-Sainte-Aldegonde et Morlanwelz. Des années qu’il révère particulièrement et dont il conserve un cadeau inestimable, son vélo, qui lui a été offert voici 15 ans, à l’occasion de son départ pour son doyenné en cité des Loups. Sa bicyclette ne le quitte pratiquement jamais. D’abord pour profiter des joies de la nature, le long des canaux dont il adore la proximité et la quiétude, en famille. Mais c’est avant tout sur cette monture qu’il effectue les trajets entre les paroisses louviéroises dont il a aujourd’hui la charge en tant que curé-doyen. Une fonction qu’il occupe depuis l’âge de 50 ans et qu’il devrait quitter à la fin de l’année prochaine.
À la croisée des chemins
Mais il n’en sortira pas indemne. La ville de La Louvière l’a profondément marqué. D’abord, ses habitants et leur «sensibilité énorme dont ils ne se rendent pas compte», avoue-t-il. Ensuite, cette «ouverture d’esprit» qu’il n’a trouvé nulle part ailleurs. Enfin, cette chaleur humaine incomparable où il se plaît à donner le meilleur de lui-même. En particulier lorsque pendant 17 mois, l’église Saint-Joseph est occupée par 80 sans-papiers. Un événement capital et fondateur, qui a permis aux Louviérois, commerçants et bourgeois, adultes et enfants, de cultures et d’origines différentes, de retrouver le chemin de la sacristie et des bénitiers, de remettre en quelque sorte l’église au milieu du village. «L’église a changé d’atmosphère.»
Changer d’atmosphère. Mettre son humilité au service de tous. Se rendre compte de ses acquis et ne pas s’en plaindre. Jouir de cette position géographique inestimable, à la croisée des chemins, routes et canaux, qui font de La Louvière une ville-étape, un relais pour les âmes perdues. «La Louvière est un peu comme Capharnaüm au temps de Jésus, précise le curé-doyen. Jésus habitait au croisement de diverses routes au Nord de la Galilée.» Y a-t-il formule plus appropriée pour définir La Louvière ? En terre du milieu, notre comté est une ville d’accueil où l’on prend plaisir à se fondre. Pour changer d’atmosphère. Dans un joyeux capharnaüm.
Texte : Fabrizio Schiavetto
Photos : Alexis Taminiaux
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