Coup de massue. Coup de blues. Duferco Belgium produits longs et NLMK produits plats ont annoncé un plan d’économie. À terme, ce sont 601 travailleurs qui finiront sur le carreau, si les deux entités sidérurgiques louviéroises n’adaptent pas leurs structures. Leurs coûts. Les salaires des ouvriers. Il en reste actuellement 1357. Jadis, dans les années 1940, elle en comptait plus de 3.200. (2.500 dans les années 1990; 1.200 en 1999).
Les grandes heures
Lorsque les Fonderies et Laminoirs Ernest Boucquéau s’installent sur ce site, en 1853, La Louvière est encore un hameau de Saint-Vaast. La voie ferrée longe le canal du Centre fraîchement creusé. La région du Centre connaît alors une période florissante, avec ses charbonnages, ses verreries, ses aciéries. Entre 1810 et 1850, sept usines métallurgiques sont créées dans le Centre. Entre 1850 et 1929, elles seront quatre-vingt-cinq.
«En 1913, l’entreprise comptait deux hauts fourneaux, deux batteries de quarante et un fours à coke, une aciérie Thomas (à partir de 1903) à trois convertisseurs, des laminoirs, une aciérie Martin, des forges, une fonderie d’acier avec ateliers, une division boulonnerie, etc…», souligne Thierry Delplancq, archiviste de la Ville de La Louvière. (1) Les Fonderies et Laminoirs sont démolis et démantelés lors de la première guerre. L’usine est reconstruite ensuite. Les usines Gustave Boël voient le jour en 1928. On y comptera plus de 3.200 travailleurs en 1940. Et l’industrie reste debout malgré les destructions massives allemandes et le vol de machine-outils pendant la seconde guerre. (2)
Le séisme social
Les usines Gustave Boël vivent encore de grandes heures jusqu’à la fin des années septante. L’entreprise est à la pointe du secteur. Mais tandis que le chiffre d’affaires (20,5 milliards de francs belges en 1990), la productivité et les dividendes aux administrateurs ne cessent d’augmenter, la main d’oeuvre s’érode. On compte près de 3.400 travailleurs vers 1978-1979. Quelque 2.533 vers 1989-1990.(3)
Un plan social est présenté alors que les pertes dépassent le milliard d’anciens francs (1,123 milliards exactement) pour l’exercice 1992-1993. On parle déjà de séisme social. «La sidérurgie louviéroise va perdre près de la moitié de ses emplois d’ici juin 1995. La catastrophe pour une région où le chômage atteint 30%. C’est un coup de massue que viennent de recevoir les travailleurs de Boël avec l’annonce du dernier plan de restructuration : 1068 emplois supprimés sur 2.448 ! Les chiffres donnent l’ampleur du mal dont souffre la sidérurgie louviéroise et partant toute la région du Centre, pauvre parmi les pauvres d’un Hainaut reconnu en retard de développement par l’Europe», écrit Françoise Zonemberg dans les colonnes du journal Le Soir. (4).
Les travailleurs manifestent dans la rue, les commerces sont solidaires en fermant leurs portes. L’ultimatum de la direction est clair : il faut s’allier avec le Hollandais Hoogovens pour conserver 1.300 emplois. Sinon, c’est l’arrêt des activités. Les noces sont célébrées en février 1997. Emplâtre sur une jambe de bois. Deux ans plus tard, le drame s’accentue. Les coupes sombres se poursuivent avec 600 travailleurs sur le carreau.
Les années Duferco
Le groupe italien italo-suisse Duferco apparaît alors, d’abord en rachetant les Forges de Clabecq (1997). Puis en s’installant à La Louvière (1999). Avec le feu vert de la Commission européenne, mais grâce à l’apport de 99 millions d’euros dont la moitié à charge de la Région wallonne. Duferco reprend encore Bombardier à Manage (Manage Steel Center, en 2000) et enfin participe à la création de Carsid à Charleroi (2001). La mise en place est laborieuse et le secteur bouge à une vitesse folle. En 2004, Duferco se cherche (déjà) un partenaire à La Louvière (5). Le haut-fourneau de Carsid, pierre angulaire de la phase à chaud et de l’approvisionnement louviérois tourne à plein régime. Le sidérurgiste italo-suisse se rapproche fin 2006 de la firme russe Novolipetsk Steel (NLMK). Le joint-venture SIF (Steel Invest & Finance) est créé. Duferco confirme ainsi son ancrage et annonce de nombreux investissements, dont une plateforme multimodale et un raccordement ferré.
Mais alors qu’il devait être rénové, le haut-fourneau de Carsid est victime d’un incendie, le 17 avril 2007. Or, il alimente La Louvière en brame. C’est le début de la descente aux enfers. La cokerie est éteinte en septembre. L’année suivante, les premières lames de fond de la crise touchent l’industrie automobile. Les prix de l’acier explosent. Le tourbillon infernal emporte Carsid qui sera mis à l’arrêt en novembre 2008 d’abord pour quelques semaines. Mais pour le millier d’âmes qui y travaille, les semaines deviennent des mois; les mois, des années. Il ne reprendra plus. Pomme de discorde entre Duferco et NLMK, il précipite les amants. Et le divorce sonne le glas du dernier haut-fourneau wallon.
Nos pères qu’on bafoue
Les russes emportent Clabecq et les produits plats à La Louvière. Duferco Belgium se recentre sur les produits longs et ses activités logistiques. Le premier emploie 900 personnes; le second 450. Mais alors que les deux entités escomptent sur une reprise des activités, la crise se prolonge. Les pertes sont énormes : 470 millions d’euros depuis 2007 (dont 100 rien qu’en 2012) pour NLMK à raison de 8 millions chaque mois. Duferco annonce une diminution de la production globale de 30%. Jusqu’à ce scénario catastrophe annoncé jeudi par les deux directions aux organisations syndicales, lesquelles ont quitté la table des négociations, refusant de discuter « le couteau sous la gorge ». (cfr. communiqués ci-dessous).
Mais alors qu’en 1990, les travailleurs défilaient dans la rue, ce sont des ouvriers et employés résignés qui subissent aujourd’hui ce dernier coup du sort. La moitié du personnel, victime du chômage économique n’est d’ailleurs pas sur place. Les commerces louviérois ne pourront pas cette fois leur être solidaires en fermant leurs portes, puisqu’ils ont déjà dû trop longtemps ronger leur frein des mois durant, en raison des travaux du centre-ville.
Chez les plus anciens, ce sont des yeux vides, cernés, marqués par les restructurations successives que l’on aperçoit par-dessus les mentons baissés. Chez les plus jeunes, c’est l’incompréhension totale. Face au plan. Face à l’absence de colère. Comme si les jeux étaient faits. «Ce sont nos oncles et nos pères qu’on bafoue encore; eux qui ont pleuré toutes leurs larmes et sacrifié tant pour que nous vivions correctement», dit un ouvrier, le casque vissé sur la tête, l’oeil lointain. Derrière, on entend presque l’écho du marteau sur l’enclume. L’écho de ceux qui partent. L’écho de ceux qui restent.
Fab.
- T. Delplancq , in La destruction des hauts-fourneaux des anciennes usines Boël. Un peu de La Louvière qui disparaît… p.2.
- Roger Darquenne, Esquisse historique du Centre industriel in Mémoires d’une Région, Le Centre (1830-1814), Musée Royal de Mariemont, 1984, p.19
- Françoise Zonemberg, Sidérurgie et finance, piliers de la saga Boël. Les usines Boël sidérurgie en maintien assisté.in Le Soir, vendredi 22 mars 1991
- Françoise Zonemberg. Boch déclenche un séisme social dans le Centre in Le Soir, mercredi 24 novembre 1993.
- Benoît July. La direction tente de calmer le jeu. Grève de 24 heures chez Duferco in Le Soir, mardi 16 mars 2004.
4 réponses à “Ceux qui partent, ceux qui restent”