Pina Lattuca, raconte moi ta bulle

Une voix rassurante, ferme et douce à la fois, qui traduit la force d'une femme

Une fleur. Une toile. Couleurs vives sur panneau blanc. Scène familiale dans la campagne d’Haine-Saint-Pierre. Le tableau bucolique est signé d’une main enfantine. Hélène. La petite fille timide, se cache dans l’escalier, la frimousse enveloppée dans une demi-pénombre. Curiosité naturelle envers ces inconnus qui viennent interviewer sa maman. Petit à petit pourtant, elle s’avance, puis se scotche et enfin écoute les paroles maternelles. Voix rassurante, ferme et douce à la fois, qui traduit la force d’une fille, d’une femme, d’une mère obligées de composer avec les circonstances, pénibles, d’une diaspora inéluctable.

Pina Lattuca est née à Aragona, en Sicile

Pina Lattuca est née à Aragona, en Sicile. Elle y vivra jusqu’à l’âge de 7 ans. «C’est mon père qui a décidé de partir. Il travaillait sur de gros chantiers de construction. Des ponts». Le départ est cahotique. La famille, composée de quatre enfants dont Pina est l’aînée, transite par l’Allemagne (Lohr-Am-Main) pendant deux ans, puis échoue en Belgique où quelques oncles et quelques tantes ont déjà trouvé refuge. Nous sommes le 24 août 1973, l’année juste avant la fermeture des frontières. Difficile de se faire entendre, lorsque l’on ne pratique que la langue sicilienne. «Je n’imaginais pas qu’il y avait l’italien pour communiquer avec d’autres. Jusque là tout se passait en sicilien. Quand nous sommes arrivés dans le quartier de La Croyère, on ne trouvait que des Siciliens. C’était plus facile. Mais il a bien fallu se lancer…»

La voix maternelle

Elle suit l'enseignement rénové en sciences sociales

Pina effectue un mois de scolarité à La Croyère, puis émigre deux ans à l’école des Filles à Manage, s’installe furtivement sur les bancs de deux écoles à Bracquegnies – dans le quartier de l’Avaleresse, près du petit parc de la rue Saint-Alphonse – puis aboutit aux Filles de Marie, à La Louvière. Elle suit l’enseignement rénové, en sciences sociales, matérialisant ainsi le rêve de ses parents de pouvoir conduire leurs enfants aux études.

Le décès de son père, marque la jeune fille

Le décès de son père, le 31 juillet 1978, à l’âge de 39 ans, marque la jeune fille plus encore, et renforce ses sentiments de fierté et de gratitude d’autant plus que la maman doit composer seule, avec quatre enfants, dont trois fils. En tant qu’aînée, Pina endosse naturellement certaines responsabilités, se privant inévitablement d’une jeunesse dorée. Le souvenir des jeux d’enfants, des jeux de cordes et de balles dans la cour de récréation se noie dans le brouillard des obligations fraternelles, envers Alfonso, Natale et Giuseppe. «Ma mère accordait une énorme valeur à la scolarité. Moi, je voulais faire de l’anglais et de la couture. Maman voulait autre chose pour moi. Elle m’accompagnait tous les matins à l’arrêt de bus. Elle me protégeait.»

Elle prête attention au rôle des femmes

Baignée dans ce savoir-vivre engendré par une mère jouant le double rôle parental, par ses passages répétés dans des écoles de filles et par un passé migratoire dont trois pays ont recueilli l’empreinte, Pina oriente ses choix professionnels vers la psychopédagogie en prêtant attention au rôle des femmes dans la société. Elle se consacre à l’apprentissage du français dans un milieu de femmes migrantes, en majorité musulmanes. Un parcours qui l’emmène d’abord au sein de l’asbl Lire et Ecrire, où elle enseignera le français aux personnes d’origine étrangère. Puis, au Centre régional d’Action Interculturelle du Centre (CeRAIC). Elle y assume la fonction de coordinatrice pédagogique depuis 14 ans.

Les plaisirs de la rencontre

elle révère les bons moments en famille

Dans cet environnement où elle se plaît à apprendre aux autres autant qu’elle apprend elle-même, Pina ne parvient pas à se remémorer de meilleurs moments que ceux liés aux rencontres qui ont jalonné sa route. Touchée par la « longue » maladie, qui la contraint à attendre avant de pouvoir à son tour être mère, elle a appris à révérer les moments de bien-être en famille, avec les amis, avec les gens qu’elle aime, ou dans sa vie professionnelle. Ainsi s’est-elle imprégnée de la complicité entre sa camarade de classe Anne Liébin et son père Jacques, pour envisager elle-même autrement la relation qui la lie à ses filles, Myriam (12 ans), Carole (10 ans) et Hélène (7 ans). Ne pas l’ancrer dans la soumission mais dans la confiance. «J’ai beaucoup observé mes amis belges », rit-elle. C’est aussi sa rencontre avec l’islamologue Xavière Remacle, qui lui apportera un autre éclairage sur sa fonction au CeRAIC.

Elle adore le bulgur

Ces relations se cristallisent autour de repas conviviaux – « petites mises en bouche », nous dit-elle en sortant les tartes – où les sucreries sont reines. Tout est prétexte pour mettre en avant ce «morceau de sucre qui aide la médecine à couler» cher à Mary Poppins.

Elle adore le « Bulgur », un mets très épicé qui se mange avec une feuille de salade, mais elle adore surtout l’ambiance que ce repas génère. Elle tuerait par contre pour des figues fraîches, dont elle se remémore la cueillette, souvenir d’enfance juteux de la vie en Sicile. Comme si c’était hier. D’ailleurs, quand vient le moment, tout le monde, les filles, son compagnon Frédéric, les voisins, les amis, sont mis à contribution pour lui en trouver. Là encore, il s’agit de rassembler, concentrer, trouver dans le fruit ce lien, cette résine de bien-être, qui naît du partage et de la différence.

La vidéo de Pina Lattuca

Cette ville, une bulle protectrice

Du partage au transfert, il n’y a qu’un pas. Un pas que Pina a franchi avec ses trois jeunes filles, leur inculquant au passage son amour du théâtre, des échanges interculturels et intergénérationnels, ou encore de la chanson italienne, dont elle inonde la maison, jusqu’à la saturation. Mais qu’importe.

Les petites choses du quotidien se distillent par petites touches

Entre elles, comme entre Pina et sa maman, aujourd’hui âgée de 74 ans, les petites choses du quotidien se distillent par petites touches, petites taches diffuses, d’encre ou de peinture, sur le papier buvard de l’existence. Elles essaiment lentement, glissent sur le temps. À pas feutrés, elles s’accrochent à chaque fibre comme l’enfant s’accroche aux jupons de sa mère. Visage d’enfant souriant, derrière le tissu agité par la brise.

Telle une membrane protectrice, la ville de La Louvière est devenue pour Pina Lattuca non seulement le lieu d’ancrage maternel, mais aussi le lieu de la renaissance, privée et professionnelle. La ville est devenue mère. Une bulle qui façonne, cajole et rassure. Elle est à la fois ce pays d’où l’on part et celui où l’on arrive; cette maison où l’on s’installe et celle où l’on revient; cette personne que l’on craint de quitter mais à laquelle nous sommes à jamais liés. Une bulle aux parois transparentes, qui s’ouvrent sur le monde, dont on renforce chaque jour la surface, afin d’atténuer les coups du sort en ne cherchant jamais à les éviter. L’endroit d’où l’on regarde le futur. Une fenêtre sur la campagne. Un jardin fleuri sur un dessin d’enfant.

 Texte : Fabrizio Schiavetto
Photos : Alexis Taminiaux

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