Léon Wittemberg, le miroir de l’âme

Derrière chaque objet, une âme

La vie est parfois étrange. Ratatouille de sentiments, saupoudrée de petits bonheurs et de grandes tristesses. Supposons une silhouette immobile devant la vitrine d’un magasin d’ustensiles ménagers, rue Leduc, en plein centre-ville de La Louvière. Qu’observe-t-on à vrai dire ? L’homme perdu dans son reflet, ou la vitrine elle-même et l’âme qu’elle renferme derrière chacun des objets qui la composent ? Il suffirait d’un pas pour connaître la vérité. Un pas. Juste assez pour franchir la vitrine du négoce de Léon Wittemberg…

Sur les étalages, le nouveau et l’ancien se côtoient, jeu de construction similaire à celui d’une ville oscillant entre modernité et archaïsme. Une dualité présente jusqu’à la chevelure du commerçant lui-même. Mi-blonde, mi-rousse. Pigmentation héritée de sa grand-mère maternelle et qui lui valut dans ses jeunes années le surnom de «roucha». Sobriquet qu’aujourd’hui encore il hésite à prononcer. Léon Wittemberg est le gérant d’un commerce familial dont l’existence remonte à près de quatre-vingt cinq années.

Un grand nom de la région

Il pousse son premier cri à Haine-Saint-Paul, dans la maison de ses arrières-grands-parents

Le 15 décembre 1948, Léon Wittemberg ne naît pas à l’hôpital de Jolimont. Il pousse son premier cri à Haine-Saint-Paul, dans la maison de ses arrières-grands-parents, dans la pièce même où naquit sa maman. Conditions de vie d’une famille ouvrière où la plupart des hommes travaillaient dans la sidérurgie. Les Wittemberg seraient originaires de l’Hexagone – bien qu’il en existe aussi du côté d’Ath (mais l’orthographe est différente : Wittenberg). La grande comédienne belge Liliane Vincent, qui joua dans une centaine de pièces de théâtre et dans la célèbre série Les Galapiats, est née Wittemberg, à La Louvière.

Le grand-père maternel de Léon, cordonnier à ses heures, s’est spécialisé notamment dans la confection des chaussures des joueurs de l’US Centre dont, en fier Pierrot, il est un grand supporter. Son grand-père paternel, quant à lui, travaille en France jusqu’après la Première Guerre. L’ancêtre écumera ensuite les marchés du Centre et de la Thudinie, tantôt poussant une charrette à bras, tantôt faisant le trajet à cheval, de La Louvière à Beaumont. «Il devait partir le samedi soir, avec son plus jeune fils, et marchait la nuit pour arriver à l’heure au marché. Le marché terminé, il prenait le chemin du retour. Il fallait environ 12 heures», confie Léon.

Casseroles, bouilloires, brocs, ou encore ces fameux Passe-Vite, inventés à Carnières, forment son fonds de commerce. Le premier magasin familial s’ouvre à la rue Beauregard, à Haine Saint-Pierre avant de s’installer rue Leduc, en 1930.

La vidéo de Léon Wittemberg

Fatalité

Le patriarche Wittemberg aura trois fils. «Il y avait Léon, l’aîné, qui ouvrira également un magasin dans la rue Auguste Sainte, face à l’hôpital de Jolimont. Robert, mon parrain. Et le cadet était Raoul, mon papa.» Ce dernier, vivra cinq années de captivité en Autriche avant de retrouver le pays, en 1945. Prisonnier de guerre, Léon décèdera en 1941, lors d’un bombardement à Szczecin (Stettin) en Pologne, où il est d’ailleurs toujours enterré. «C’est en son souvenir que je m’appelle Léon», précise le commerçant, l’émotion affleurante.

Léon Wittemberg a perdu son fils voici 14 ans, à l'âge de 27 ans, dans un tragique accident de voiture.

Les drames n’ont pas épargné la famille, raconte le Louviérois. Son parrain perdra un fils. Lui-même a perdu le sien, voici 14 ans, à l’âge de 27 ans, dans un tragique accident de voiture. Léon Wittemberg explique que son fils Olivier devait reprendre le magasin à sa suite. Puis s’arrête, le regard submergé par le souvenir et les espoirs perdus. «La naissance d’Olivier en 1970 reste mon meilleur souvenir. Il avait fait son service militaire en Allemagne en 1990-1991 pendant la première Guerre du Golfe, puis était revenu travailler avec nous, jusqu’au 5 octobre 1997. C’est la plus grande catastrophe car je n’ai aujourd’hui plus personne pour reprendre le magasin», regrette-t-il.

Dans ses premières années, Léon aussi passera à deux doigts du drame. En 1951-1952, le magasin est détruit par un incendie. Ses parents habitent alors au deuxième étage; son oncle et sa tante, au premier. Lui n’a que trois ans. «Mon petit lit se trouvait au milieu des flammes : maman m’a sauvé. Je ne me rappelle plus du magasin, je ne vois plus l’incendie, mais je n’oublierai jamais les pleurs de maman, que l’on a ensuite emmenée ainsi que le reste de la famille dans un café, tout près, qui s’appelait l’Excelsior.»

« Mon père disait :
le commerce, c’est une guerre en temps de paix. »

Dans ses premières années, Léon aussi passera à deux doigts du drame.

A l’époque, deux grandes surfaces bordent le commerce des Wittemberg : un Sarma en face et un Priba derrière. Equipé de lances à incendie, le personnel apportera son aide aux pompiers. Une solidarité exceptionnelle. «C’est sans doute grâce à eux que l’on a pu sauver le magasin. Mais depuis lors mes parents ne sont jamais revenus. Ils sont partis habiter rue Clara (aujourd’hui la rue Saint Joseph).»

On appelait le magasin la Maison du Peuple 

Après les réparations, le magasin sera divisé en deux parties : d’un côté le gros blanc, de l’autre le ménager. L’un tenu par le père de Léon, l’autre par son parrain. Le premier reprendra la totalité du commerce en 1960, pendant les grèves. «Je me rappelle très bien cette période au cours de laquelle je suis resté un mois sans aller à l’école, qui était fermée. Les grévistes jetaient des boulons dans les vitrines de la Poste. Chaque jour, les gendarmes venaient boire leur café. Je revois encore les fusils – toujours impressionnants – posés sur le comptoir. Cela nous a vraiment marqué. On dépavait au Drapeau blanc. Les médecins étaient mobilisés, habillés en soldats, et casernés aux Milles Colonnes (la maison où naquit Marguerite Bervoets), rue Sylvain Guyaux.»

Beaucoup surnommeront le magasin des Wittemberg, «La Maison du Peuple»

En 1967, Léon fréquente l’Ecole Moyenne de l’état, devenue le Lycée Royal, rue du Temple. Il étudie la comptabilité. Après ses obligations militaires, à Bastogne, Léon rejoint son père l’année suivante dans le magasin qu’il reprend le 1er janvier 1979. Le magasin est tellement connu depuis l’après-guerre, que beaucoup le surnommeront «La Maison du Peuple». Beaucoup de gens y passent. Notamment le beau-père de Jacques Liébin, un certain Bébert Alleweireldt, avec qui Léon parlera essentiellement de foot. «Bébert, qui avait connu mon grand-père pendant la guerre, venait lire son journal ici, au magasin, tous les jours. Il faut dire que mon parrain adorait le foot. On ne parlait que de cela. Même les policiers qui venaient ici, parlaient de foot. Et moi-même, j’ai joué à Trivières dès l’âge de 20 ans, en équipe première. Puis j’ai été transféré à Haine-Saint-Pierre dans les années 70. J’ai ensuite joué en amateur, jusqu’à l’âge de 44 ans. Le dernier match, je l’ai fait avec mon fils.»

La fierté de ses racines

la plus grande réussite de son existence, aura été d'avoir fait honneur à sa famille

Pour Léon Wittemberg, la plus grande réussite de son existence, aura été d’avoir fait honneur à sa famille, en préservant le magasin plus de 80 ans après sa création. Hormis le tennis, qu’il pratique assidûment au Plainchamps à Saint-Vaast, Léon passe d’ailleurs le plus clair de son temps au travail, 5 jours sur 7. «On a compté plus de 3000 articles dans le magasin à une époque. Papa avait 20 fournisseurs, j’en ai aujourd’hui plus de 70. Papa disait qu’il fallait rester vigilant. Le commerce, c’est une guerre en temps de paix.»

Derrière la vitrine… Les objets traduisent l’existence de l’homme. Ils ont vu la guerre, les larmes; la suie, les armes; la joie et la tristesse. Mais ils sont toujours là, résistants au temps. Parce qu’il faut avancer, pas à pas. Parce que dans le miroir de la ville, la meilleure chose à faire pour ne pas sombrer, c’est encore de faire honneur aux hommes, aux femmes et aux enfants qui se sont un jour reflétés dans cette vitrine…

Fabrizio Schiavetto
Photos: Alexis Taminiaux

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