Jacques Liébin, pour l’amour d’une ville

Un regard puissant

L’homme n’est pas très grand. Le temps se creuse sur son visage comme les sillons sur un champ de labours. Une paire de lunettes lui habille le nez. Sobrement. Derrière les foyers, un regard d’un bleu océan, puissant. Alerte encore, malgré l’âge. Son chien, Emma, un magnifique boxer, grogne, aboie à notre arrivée. «Mais qui sont ces étrangers qui ennuient mon maître ?», semble-t-elle dire. Puis l’animal renifle, s’apaise. Elle cherche la caresse, espiègle, prend place dans un coussin gigantesque, et de temps en temps se frotte à nos chevilles.

Autour de nous, des tableaux tapissent les murs, oeuvres surréalistes du peintre Daniel Pelletti, entre autres. Des livres, en pagaille, trônent dans la bibliothèque au milieu de documentaires vidéo liés aux grands conflits armés. Jacques Liébin est historien. Avec une prédilection pour le Moyen Age. Une collection de hiboux de tailles diverses agrémente le mobilier : le passe-temps de son épouse, Josette. Au mur, une gigantesque photo de leurs sept petits-enfants. Tous sourires. Ondes positives.

Le regard tranquille, Jacques Liébin se raconte. Comme dans un livre ouvert sur le passé, nous en dévorons chaque ligne, tandis qu’il lève le voile sur quelque secret jusque-là bien gardé. Le vieil homme est né à Bois d’Haine, dans l’entité de Manage, le 29 janvier 1939, à la veille de la Seconde Guerre mondiale.

Une fuite à pied

Sa maman endosse l’habit de ménagère. «Elle travaillait à la teinturerie Boland, rue du Temple (très exactement rue Malbecq 6, NDLA), près de l’entrée de l’école moyenne». Son père est comptable. «Aux Usines Gilson», se souvient-il. Le premier souvenir de cette période le ramène aux premières heures de la guerre, en 1940, lorsque sa famille fuit la Belgique occupée.

Je me souviens de mon père

«Mes parents m’ont raconté le départ pour la France, jusqu’à Avesnes. Ils sont partis tard dans la nuit et nous avons fait la plupart du chemin à pied, depuis Mons, moi dans ma poussette; mon cousin – qui me ressemble très fort – dans son buggy. De cette période, je me rappelle de mon père qui se couche sur moi parce qu’un avion passe assez bas, de mon père qui punaise les avancées des forces Alliées. Et puis de l’abri dans lequel nous nous cachons et d’où je peux voir le ciel s’illuminer. J’apprendrai ensuite qu’il s’agissait des bombardements alliés sur La Louvière

De modeste origine, Jacques Liébin use ses fonds de frocs sur les bancs de l’école communale de Bois-d’Haine puis de l’Athénée provincial du Centre (section La Louvière, puis Morlanwelz). De l’Université Libre de Bruxelles, il ressort nanti d’une licence en histoire du Moyen-Age. «Il était impensable que je double, la charge financière était trop importante. Je n’avais pourtant pas la fibre universitaire. J’ai logé un an dans la cité, mais je ne m’y plaisais pas. J’ai dès lors fait la route chaque jour pendant trois ans. J’étudiais dans le train. J’ai beaucoup étudié».

Les mariés de l’Hiver 60

1960. Une année charnière.

1960 constitue une année charnière pour l’historien. Celle au cours de laquelle il décroche son diplôme, puis son premier emploi en octobre à l’Athénée Provincial, suppléant de Jacques Lefèbvre comme professeur d’histoire et de morale. Il y enseignera jusqu’en 1983. C’est aussi l’année de son mariage avec Josette. Alleweireldt. Un nom qui résonnera sûrement dans les mémoires des anciens amateurs de football, puisque Bébert Alleweireldt  fut le centre-avant de l’équipe de La Louvière avant la seconde guerre. La famille de Josette est originaire de Poperinge, en Flandre Occidentale.

Etonnament, Jacques Liébin entretient cette mixité jusque dans les plats qu’il adore : les macaronis au sucre brun, le bouilli aux légumes, et les carbonnades flamandes à la bière wallonne. Brune de préférence.

Nous avons passé notre voyage de noce dans les piquets

Drôle de mariage si l’on peut écrire, puisque Jacques et Josette, aujourd’hui unis depuis 50 ans, seront les derniers à convoler en 1960, avant que le pays ne s’immobilise suite à la fameuse grève de l’hiver 1960-1961. «Nous n’avons pas pu partir en voyage de Noces, car il n’y avait pas de train. Il n’y avait pas de restaurant, ni de cinéma». En guise de cadeau de noces, ils passeront près d’un mois dans les piquets de grève. «Le grand discours de André Renard, devant une foule immense, c’était quelque chose. On dépavait le Drapeau Blanc. Les services publics étaient à l’arrêt. Le monde est différent aujourd’hui. On ne peut plus imaginer une grève de cette nature.»

Les temps changent. Les usines ferment. La grande grève marque le début d’une période de récession qui verra la région du Centre perdre plus de 60.000 emplois en près de 30 ans. Le père de Jacques perd son poste en 1962. Il reprendra une tournée de journaux, de quotidiens et de revues, qu’il distribue dans les rues de Bois d’Haine, petit Bois d’Haine et le quartier dit «Kwatta» de la chocolaterie éponyme. Jacques, alors domicilié dans un appartement à la rue Kéramis, suppléera ses parents jusqu’au début des années 80.

Les grandes manoeuvres

"Je l'appelais papa. C'est à lui que La Louvière doit la création du service des Archives."

Membre depuis 1968 du comité du Cercle archéologique et folklorique de La Louvière et du Centre, rebaptisé Centre de Recherche et de Documentation régionales (CEREDORE) en 1973, Jacques Liébin s’investit totalement dans l’histoire et le patrimoine de sa région. Sa rencontre avec Jacques Lefebvre est fondatrice à plus d’un titre. «Je l’appelais papa. Il était d’une gentillesse rare. C’est à lui que La Louvière doit la fondation du service des Archives. Avec sa disparition, ce sont également une série de repères qui ont disparu». Lefebvre crée en 1975, le Centre hennuyer d’Histoire et d’Archéologie industrielles (C.H.A.I).

Jacques Liébin est un ardent défenseur du patrimoine

Jacques Liébin y assure successivement les fonctions de trésorier, de secrétaire puis d’administrateur délégué. Ensemble, ils entreprennent une action pour le sauvetage et la conservation du site minier du Bois-du-Luc. La première exposition est organisée en 1976 au Musée de Mariemont. Puis, en 1979, à la suite de l’exposition «Le Centre, une région économique, hier, aujourd’hui et demain», l’Etat – par l’intermédiaire de Léon Hurez  – achète le site de Bois-du-Luc et décide de sa restauration qui aura lieu à grands coups de subsides européens. Cette exposition constitue en quelque sorte le Manifeste de création de l’Ecomusée de Bois-du-Luc en 1983.

Jacques Liébin en sera le premier directeur (jusqu’en 2000). Le site charbonnier et ses Carrés, est aujourd’hui candidat au classement classé sur la liste du Patrimoine mondial de l’Unesco. L’inscription officielle de ce site exceptionnel a eu lieu le 1er juillet 2012.

Fondateur de l’asbl Patrimoine industriel Wallonie-Bruxelles, en 1982, Jacques Liébin travaille pour la Direction générale des Affaires culturelles de la Province de Hainaut (DGAC), dont il devient détaché de 1983 à 1999. Il est toujours animateur-formateur vacataire de la DGAC et formateur occasionnel pour le bureau pédagogique provincial. Depuis 2005, il anime régulièrement des conférences pédagogiques, en alternance, avec son collègue – également historien – Michel Host, sur la base des cafés-histoire organisés à Paris, au Quartier Latin. «J’ai organisé cela avec la collaboration de la Bibliothèque provinciale. A midi, tous les mois, parce que l’on s’était dit – mais cela ne s’est pas révélé exact – que les gens qui ont une pause de midi, pourraient venir pendant une heure, manger leurs tartines, il y avait du café. La plupart des gens sont retraités ou des gens intéressés par un sujet particulier.»

Depuis le mois d’octobre dernier, ces ateliers-histoire se donnent aussi à la Médiathèque  de la communauté française, le deuxième mercredi du mois à 18h30. «Des gens nous disaient, midi, une heure, ce n’est pas possible. Il fallait trouver une heure plus adéquate. Comme le train de Bruxelles arrive à 18h20 à La Louvière, on a décidé de mettre sur pied ces ateliers à 18h30. Et l’on insiste dans une deuxième partie, sur ce qui existe à la Médiathèque sur le sujet. Il y a un échange, avec les gens.»

Un Lien étroit avec La Louvière

Les Louviérois qui connaissent Jacques Liébin, le croisent souvent à la Taverne le Mansart sur la place du même nom. Ce lieu-dit du Drapeau Blanc est sans doute le lieu qu’il préfère dans la cité des Loups. C’est là qu’il a établi son second quartier général, qu’il aime se poser pour prendre un café ou un verre, y retrouver des amis ou organiser ses rendez-vous.

Jacques Liébin décrit une photo familiale.

Il n’est donc pas étonnant de savoir que les liens entre ce Bois d’Hainois (sa famille s’y est installée au XVIIIe siècle) et La Louvière sont plus ténus qu’il n’y paraît. Quel piètre historien que celui qui ne s’intéresse pas à sa généalogie ? «Je suis remonté jusqu’au XVIe siècle. Il existe une rue Liébin, à Houdeng. Il y avait semble-t-il dans ce quartier, une courée où habitaient plusieurs Liébin dont je descends. Je retrouve d’ailleurs trace de quelques Liébin parmi les ouvriers mineurs des charbonnages de Bois-du-Luc.»

L’homme esquisse un sourire. «Je rêve de réunir une fois à Bois-du-Luc, toutes les composantes de la famille, présente dans le Borinage et à Chapelle. Mais je suis vieux et cela devient difficile.»

Ses yeux brillent, intenses. Dans le regard, un passé défile. Une mémoire. Un trésor qu’il chérit précieusement. Quelque secret qu’il garde en lui comme une bibliothèque de souvenirs. Ce sont eux qui font l’âme de cette ville, qui la nourrissent. Mais chhhhhhhhhht, ne dévoilons pas tout… Il y a certaines villes qu’il faut vivre pour les apprécier. Et pour s’y perdre, il faut d’abord s’y trouver…

Fabrizio Schiavetto
photos : Alexis Taminiaux 

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